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Bulletin d'information n°58. Novembre 2012

"Entre devoir de soigner et respect de la liberté : quelle attitude des médecins face à des grévistes de la faim ?"*


" Une figure du salafisme jihadiste tunisien, Mohamed Bakhti, est décédé samedi après deux mois de grève de la faim pour protester contre sa détention, le deuxième islamiste à mourir ainsi cette semaine, alors que trois autres sont dans un état "inquiétant".
Au total, 56 détenus, des militants islamistes pour la plupart, sont en grève de la faim dans les prisons de Tunisie pour réclamer leur libération.
Trois détenus qui ne mangent plus depuis le 17 octobre sont néanmoins "dans un état plus ou moins inquiétant (…)"(1).

Tunisie - 10 salafistes grévistes de la faim transférés à l'hôpital
" Les salafistes détenus en grève de la faim semblent déterminés à poursuivre leur mouvement. Ainsi, une dizaine d'entre eux, ont été transférés, aujourd'hui même, dimanche 18 novembre 2012 à l'hôpital après une détérioration de leur état de santé, sachant que deux d'entre eux se trouvent dans un état fort critique " (2).

Après l'annonce de ces deux morts consécutives, les tunisiens se sont interrogés sur le rôle des médecins de prison, pour savoir s'il se traduisait en termes de pouvoirs ou en termes d'impuissance.
Face à un/des grévistes de la faim, le médecin vit un dilemme, appelant à une réflexion éthique, mais qui tienne compte de considérations juridiques.
La grève de la faim constitue un moyen de pression par lequel le gréviste exprime son refus d'une situation estimée intolérable ou insupportable, une manière physique et extrême de contestation. Le gréviste de la faim agit volontairement et use de son corps pour s'exprimer en se basant sur le droit reconnu, incontesté, mais juridiquement limité de disposer de son corps.

Où s'arrête le devoir du médecin face à la maladie et à autrui et où commencerait son ingérence dans leur vie? D'un autre côté, lorsque ce dernier a perdu ses capacités mentales, le médecin peut-il passer outre son refus initial d'alimentation en invoquant le principe de bienfaisance ?

D'une manière plus générale, en tant qu'individus dotés de libre arbitre, où s'arrête notre droit de disposer librement de notre corps et quelles sont les limites à la volonté d'altération de notre état de santé ? (3)

L'accompagnement d'un gréviste de la faim comporte plusieurs contradictions.

Déontologiquement, le médecin doit toujours avoir pour but ultime de préserver ou de sauver la vie humaine mais le Code de déontologie médicale (4) ne mentionne pas spécifiquement le cas de la grève de la faim. Tenu d'informer le gréviste des conséquences de son attitude - les implications d'un jeûne de longue durée - et de respecter, au nom du principe d'autonomie, sa volonté, soit son refus d'alimentation et peut-être même de soins, le médecin se retrouve face à un choix douloureux où sa conscience et son éthique personnelles à un champ de liberté décisionnelle fort limité.

D'autre part, notre Code de procédure pénale, à l'inverse du Code français, ne mentionne pas le cas des grévistes de la faim, mais le Code de conduite destiné aux responsables chargés de l'application des lois en matière de droits de l'Homme prévoit que le personnel de santé chargé de dispenser des soins médicaux aux prisonniers et aux détenus est tenu d'assurer la protection de leur santé physique et mentale et, en cas de maladie de leur dispenser un traitement de la même qualité et répondant aux mêmes normes que celui dont bénéficient les personnes qui ne sont pas emprisonnées ou détenues (5).


Le droit international et comparé peut aider quelque peu le médecin dans sa réflexion.


Certains textes internationaux (6) peuvent aider le médecin dans sa décision dans la mesure où ils se réfèrent à des comportements médico-éthiques (7). La déclaration de Tokyo prévoit que " lorsqu'un prisonnier refuse toute nourriture et que le médecin estime que celui-ci est en état de formuler un jugement conscient et rationnel quant aux conséquences qu'entrainerait son refus de se nourrir, il ne devra pas être alimenté artificiellement. La décision en ce qui concerne la capacité du prisonnier à exprimer un tel jugement devra être confirmée par au moins un deuxième médecin indépendant. Le médecin devra expliquer au prisonnier les conséquences que sa décision de ne pas se nourrir pourraient avoir sur sa santé " (8).

En Suisse, le Tribunal fédéral a ordonné l'alimentation forcée d'un détenu, mais les médecins ont refusé de se soumettre à cette injonction, en se basant sur le principe de consentement et que le gréviste est capable de discernement (9).
La Cour européenne des droits de l'Homme a, quant à elle, considéré que le décès d'un prisonnier suite à une grève de la faim, ne constituait pas une entrave aux droits humains (10). Au contraire, pour elle, l'alimentation forcée d'un prisonnier est assimilable à la torture (11).

Principe d'autonomie ou principe de bienfaisance face à un gréviste de la faim ?

" Le gréviste de la faim est libre de mettre sa vie volontairement en danger et aucun soin ou acte médical ne peut lui être imposé contre sa volonté. Mais lorsque le malade n'est plus en état d'exprimer un refus lucide, le devoir du médecin est de prescrire une hospitalisation au cours de laquelle se décidera l'indication des soins indispensables et proportionnés à sa survie " (12). Généralement, il est souvent trop tard à ce moment-là.

Voilà une grave question dont pourrait s'autosaisir notre Comité national d'éthique médicale.

* H. Turki.
(1) http://tempsreel.nouvelobs.com/topnews/20121117.AFP5255/tunisie-un-second-islamiste-meurt-en-greve-de-la-faim.html
(2) http://www.businessnews.com.tn/Tunisie---10-salafistes-gr%C3%A9vistes-de-la-faim-transf%C3%A9r%C3%A9s-%C4%85-l%E2%80%99h%C5%8Dpital,520,34616,3
(3) En sens contraire : les automutilations sont interdites, la ceinture de sécurité est obligatoire, fumer est fortement restreint, se droguer totalement interdit dans nombre de pays…
(4) Décret n°93-1155 du 17 mai 1993, portant Code de déontologie médicale, JORT, N°40, 28 mai et 1er juin 1993, p. 764.
(5) Article 1 du Code de conduite destiné aux responsables chargés de l'application des lois en matière de droits de l'Homme, Ministère de l'intérieur, 1992.
(6) Notamment les déclarations de l'Association Médicale Mondiale qui est une organisation non gouvernementale, créée le 18 septembre 1947.
(7) " L'alimentation forcée venant à l'encontre d'un refus volontaire et éclairé n'est pas justiciable " Principe 2 de la Déclaration de Malte de l'AMM sur les grévistes de la faim, adoptée par la 43e Assemblée Médicale Mondiale Malte, novembre 1991, révisée sur le plan rédactionnel par la 44e Assemblée Médicale Mondiale Marbella, Espagne, novembre 1992 et révisée par la 57e Assemblée Médicale Mondiale, Pilanesberg, Afrique du Sud, octobre 2006.
(8) Déclaration de Tokyo de l'Association Médicale mondiale : directives à l'intention des médecins en ce qui concerne la torture et autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants en relation avec la détention ou l'emprisonnement, adoptée par la 29e Assemblée médicale mondiale, Tokyo, octobre 1975.
(9) Arrêt du Tribunal fédéral du 26 août 2010.
(10) CEDH, Horoz c/ Turquie, n°1639/03, 31 mars 2009.
(11) CEDH, Nevmerjitski c/ Ukraine, n°54825/00, 5 avril 2005. CEDH, Ciorap c/ Moldova, n°12066/02, 19 juin 2007.
(12) Voir Majed ZEMNI et Mohamed BEN DHIAB : Le consentement en situation d'urgence. Actes du colloque " Le principe du consentement en matière d'activité de soins et de recherches ". Tunis 2012.


 
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